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Narration interactive et ironie dramatique

Ironie ludonarrative

Nous avons vu dans l’article précédent la mécanique et la portée de l’ironie dramatique dans la narration linéaire. Qu’en est-il de cette ironie dans la narration interactive et ludique?
Je propose de l’appeler l’ironie ludonarrative.
L’ironie ludonarrative est une situation où l’utilisateur se retrouve en position asymétrie d’informations, vis-à-vis des autres agents de l’expérience.
Beurk, quel charabia, essayons de faire plus simple. Rappelez-vous. L’ironie dramatique est une situation dans laquelle le public (ici passif), a une information que ne possède pas un ou des personnages de l’histoire. Dans une situation de jeu, cela revient à dire que l’utilisateur sait quelque chose que l’un des autres personnages ignore. D’où cette idée d’asymétrie au regard de l’information détenue.

Maintenant, la grande différence dans une expérience interactive est que le public (l’utilisateur), ne se contente pas de voir les effets de cette ironie sur la suite de l’histoire, mais peut lui-même décider de les exploiter, ou non.
La question est alors : est-ce que cet outil puissant de dramaturgie est exploitable et exploitée en narration interactive?

Asymétrie d’information entre les joueurs

Voyons tout d’abord le cas où un joueur détient une information supplémentaire. Le cas classique est celui du traître, de l’espion, du faux-allié.
Beaucoup de jeux multi-joueurs exploitent la mécanique du bluff. Le jeu de cartes Saboteur par exemple. L’un des membres de l’équipe a un objectif, secret, qui est différent du reste du groupe : empêcher les autres de trouver l’or.

De même, dans une murder-party classique, l’un des joueurs est le coupable. Son objectif est de ne pas dévoiler cette information aux autres joueurs.

Dans un jeu multi-joueurs, le bluff et la trahison peuvent être les mécaniques essentielles de l’aventure. Souvenez-vous du JdR de table Paranoïa. Chaque personnage a pour objectif de survivre, ce qui implique ne pas dévoiler ses informations secrètes aux autres tout en tentant de mettre au jour celles des autres. Comme son nom l’indique, Paranoïa est l’antithèse du jeu coopératif. La condition de victoire (de survie) ici est de trahir ses compagnons d’aventure.

Vous constatez que d’après ces exemples, l’ironie ludonarrative sert à la fois l’histoire et le jeu, puisqu’elle fait partie intégrante des mécaniques de jeu : bluff, secret, alliance/trahison,… Elle donne du sel à la partie et implique plus les joueurs qui doivent trouver ou dissimuler une ou des informations.

Asymétrie d’information avec les personnages non joueurs (PNJs)

Dans ce cas, le joueur sait quelque chose que certains PNJ ignorent. Ce n’est plus une mécanique d’interaction mais un bonus, un reward donné au joueur. L’effet est moins intense mais est quand même gratifiant. Le joueur éprouve évidemment du plaisir à duper certains personnages de l’histoire. Il reste en position de supériorité et de contrôle.

Asymétrie d’information avec le personnage joué (PJ)

L’ironie ludonarrative entre le joueur et l’avatar est un sujet récurrent dans le jeu. Quand le joueur commence la partie, il ne sait rien ou pas grand chose sur son personnage, ce que sait réellement son personnage.

 

  • Imaginons le cas où le joueur en sait plus que son personnage.

Situation récurrente dans un jeu quand on doit recommencer la partie à un niveau précédent.  On revit des situations connues, on lit des dialogues qu’on a déjà lus ou dits. L’expérience n’est pas forcément agréable mais cela fait partie du jeu. Du jeu d’un acteur. Qui répète son rôle encore et encore jusqu’au grand jour de la première représentation. Un acteur qui a lu son rôle en entier avant de commencer à le jouer et sait par exemple qu’il ne vivra jamais un happy ending avec sa belle (Roméo & Juliette).
Cela beau être désagréable, ce n’est pas à mon sens une vraie frustration. Le plaisir est moindre, mais on ne peut effacer la mémoire du joueur à chaque recommencement (ce qui empêcherait alors toute courbe d’apprentissage du joueur : plus de die and retry, le joueur se retrouverait aussi limité que dans la vraie vie, bonjour la frustration).
Bref, on est simplement, à mon avis, dans une situation de role-play. Le joueur joue son rôle jusqu’au bout et doit accepter parfois de recommencer les même scènes, oublier qu’il sait déjà certaines informations qui ne lui pas été encore divulguées.
Cela peut même devenir un gag. Dans To be or not to be, livre-jeu de Ryan North, le jeu rappelle au joueur (s’il l’a oublié) que le père de Hamlet a été tué par son frère. Pour autant, le jeu propose d’incarner le fantôme du père, le premier objectif de ce personnage jouable est de trouver la cause de sa mort (que le joueur connaît déjà). Ryan North l’appelle ainsi : »Second Person Pronoun-Paradoxical Auto-Dramatic Irony » (ironie auto-dramatique paradoxale à la 2e personne du singulier). Vous l’avez compris, ce livre-jeu propose un parcours comique typique de l’humour non-sense british.

  • Imaginons à l’inverse le cas où le joueur en sait moins que son personnage.

C’est là que la bât blesse. Car, je ne l’ai pas dit dans présentation de l’ironie dramatique. Mais il est un fait connu des scénaristes dramatiques : il est très risqué de cacher au public un secret que n’ignore pas le protagoniste.
Le risque est que le capital de sympathie ou plutôt d’empathie risque de s’évanouir : le public adhère à House of Cards (parce que Frank Uderwood ne cache pas son vrai visage au public). De même il n’est pas pensable, au risque de briser le pacte de suspension consentie d’incrédulité de dissimuler au public la double identité de Spiderman ou Batman.

  • Quel effet cela peut-il avoir dans une narration interactive?

Au mieux, cela risque de susciter un sentiment d’incompréhension ou de gêne.
Dans L.A. Noire, on vous propose d’incarner Cole Phelps, un jeune recrue de la police de Los Angeles, ancien héros de guerre. Or, au fur et à mesure de la partie, vous découvrez que Phelps était un marine plutôt incompétent voire lâche. Le joueur estime qu’on l’a trompé sur la marchandise. Le personnage joué connaît ses défauts et ses failles. Pas le joueur qui le joue et comprend petit à petit son erreur d’appréciation. Les règles du jeu semblent faussées. Le risque de cassure de suspension d’incrédulité est à redouter.

Au pire, cela donne un sentiment de trahison, de manipulation, d’incohérence.
C’est le cas de Heavy Rain. Le jeu vous demande d’incarner tour à tour quatre personnages. Notamment Scott Shelby, un ancien policier, devenu détective privé, qui traque le tueur aux origami, un meurtrier qui s’en prend aux jeunes enfants. Scott Shelby se présente sous un aspect humain et attachant : rond, un peu pataud, plutôt bienveillant.
Sauf, qu’en réalité, ce visage d’ours mal léché masque une personnalité perverse…
Le tueur aux origamis, c’est lui! Il n’enquête pas sur le tueur, il cherche à nettoyer ses traces!
Qu’il mente aux autres personnages est une chose, mais que ce personnage agisse a contrario, dans l’ombre du joueur est difficile à accepter. Que Quantic Dream (le studio à l’origine de Heavy Rain) conçoit un personnage jouable double: OK, mais pas un pervers manipulateur.

Je m’explique. Pensez au film Fight Club. Le public accepte le retournement de situation à la toute fin parce que le personnage principal ignore lui-même jusqu’au bout qu’il ne fait qu’un avec Tyler Durden. Dans ce cas, le twist n’est pas vécu comme un coup facile d’auteur, une arnaque, mais une véritable révélation. Ce qui n’est pas le cas dans Heavy Rain. Il aurait fallu que Scott Shelby soit victime de dédoublement de personnalité ou de crises de black-out (comme celles d’Ethan Mars), qu’il ne soit pas en pleine possession de ses moyens.
Que le personnage puisse mentir à celui qui le contrôle (le joueur) n’est pas pensable.

Après ce rapide tour d’horizon, nous nous pouvons conclure que l’ironie ludonarrative :

  1. dans le cadre d’expériences multi-joueurs, est une mécanique de narration et d’interaction qui crée du jeu, de la tension, du rire, de l’engagement.
  2. elle est aussi un ressort narratif dans une expérience solo, elle peut créer un sentiment de supériorité, de maîtrise pour l’utilisateur
  3. dans l’hypothèse où elle provoque un décalage entre le joueur et son personnage, cela peut créer un effet comique ou être assumé par du role-play
  4. en revanche, il est fortement déconseillé de donner moins d’information au joueur qu’au personnage. J’entends une information essentielle. Le risque de décrochage du joueur (incompréhension, frustration, rupture d’incrédulité consentie) est bien réel et dommageable pour l’immersion et l’expérience
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Ronan Le Breton

Ronan Le Breton Story Designer Story Teller Narrative Designer Auteur de mauvais genres

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