Quand la BD devient digitale
La révolution numérique a bouleversé l’écosystème de la Bande Dessinée. Les effets sont variables d’un marché à l’autre. Aux USA, l’offre dématérialisée de comics a explosé, notamment avec l’apparition de Comixology, qui a pu rassembler un catalogue très riche à un prix raisonnable. C’est donc aujourd’hui un secteur d’activité important pour les éditeurs. Même si ceux-ci investissent davantage dans le format audiovisuel : série TV, cinéma. Il faut savoir qu’outre-Atlantique, les grands éditeurs BD ont été rachetés par de puissantes groupes de mass média : Marvel par Disney, DC par Time-Warner. Leur stratégie ne se limite donc pas au marché du livre.
Au Japon, le format papier a cédé du terrain au profit de l’écran de smartphone. C’est encore plus le cas en Corée, où il y a un vrai boom de la BD digitale.
En Europe (France, Belgique, Suisse), la transition est encore timide. Les éditeurs réalisent quelques expérimentations mais ne sont pas encore prêts à passer à la diffusion numérique à grande échelle. Les initiatives des auteurs sont, quant à elles, isolées, singulières, et pas toujours couronnées de succès. Bref, en Europe, n’émerge pas encore véritablement un standard unique de diffusion, un business model, ni même un réel marché de la BD numérique à l’image de son pendant papier.
J’aimerais quand même vous offrir une photographie suffisamment large des expériences et des pratiques numériques, à ce jour. L’intérêt est de voir en quoi ces BD conçues pour l’écran modifient la manière de concevoir la narration BD. Je ne traiterais pas ici de la numérisation des albums papier ni même des Blogs BD (qui ont vu émerger de nouveaux talents dans le secteur, mais se calaient sur le format papier classique, comme s’il s’agissait de pré-publication numérique d’une future version papier).
1) Le Turbomédia
Le format « turbomédia » a été inventé par Balak (artiste français qui a fait ses classes dans la célèbre école d’animation des Gobelins). Il s’agit d’une hybridation entre la BD et l’animation. Pour faire simple, le turbomédia est une BD que vous lisez sur votre écran, en cliquant ou en tapant sur l’écran. Dans le turbomédia, le lecteur reste maître de sa lecture, c’est lui qui décide quand il veut activer la case (qui peut contenir des micro animations) ou la page suivante.
Selon les auteurs du turbomédia, le résultat est :
- Proche de la BD, c’est la narration séquentielle qui est privilégiée. L’utilisateur clique pour faire apparaître les cases au fur et à mesure de sa lecture. C’est le point de vue défendu par Balak
- Une approche plus « animée » qui exploite alors l’écran dans son ensemble. C’est la vision d’un auteur comme Malek. On pourrait alors parler de case animée
- Une approche plus multimédia, qui veut enrichir la BD de sons et d’animations. C’est notamment ce que propose la plateforme Madefire avec ses motion Comics
Quel que soit l’approche retenue, l’innovation turbomédia modifie le travail de l’auteur BD :
- La page BD traditionnelle disparaît. Soit l’utilisateur ne lit plus qu’une case, soit il n’a accès qu’à un nombre limité de cases (il faut qu’un turbomédia soit lisible sur tablette, voire sur smartphone !)
- Par voie de conséquence, la problématique de la mise en page s’en trouve simplifiée ou réduite (tout dépend du plaisir que l’auteur prend à composer des planches de BD papier). L’auteur se retrouve avec un format carré, étroit. Il y a très peu de cases visibles en même temps et il est impossible de concevoir des double-pages.
- En revanche, l’auteur peut créer des effets de surprise. Il suffit d’intégrer des effets qui ne se déclenchent que par l’intervention de l’utilisateur. Innovation qui réinvente (avec l’absence de mise en page traditonnelle) la notion de flow
- Le turbomédia nécessite une nouvelle compétence, le codage. Les scénaristes comme les dessinateurs ne sont pas forcément à l’aise avec le langage informatique. Dans ce cas, le turbomédia réclame l’intervention d’un autre collaborateur technique : le développeur
Vous voulez en savoir plus sur le site turbinteractive.fr, le site de turbomédia : cliquez ici
Ou la plateforme des Auteurs Numériques : cliquez ici
2) Le Webtoon
Le « webtoon » est un format qui nous vient de Corée. Il a été importé en France par la société Delitoon. Le webtoon est un format BD pensé pour le smartphone. La case occupe tout l’écran du téléphone. C’est un énorme marché en Corée (certains webtoons sont désormais adaptés à la TV).
En France, le phénomène n’est pas aussi large, mais la société Delitoon, après quelques années de tâtonnement, est rentable. Le webtoon est à ce jour, le seul business model français de BD nativement digitale. C’est cependant un marché de niche : il ne touche principalement les jeunes filles de 18-24 ans.
Là où le turbomédia demande au lecteur de cliquer/taper sur le côté droit, le webtoon nécessite un simple balayage (scroll). Cependant, il ne se fait pas dans le sens de lecture européen (vers la droite), mais vers le bas. Le webtoon est ni plus ni moins qu’une longue bande verticale.
- La case remplace la page. Il n’est cependant pas impossible de trouver 2 cases côte-à-côte, au lieu d’une seule. Pour autant, il n’y a plus du tout d’enjeu de mise en page, comme dans la BD papier
- Le rythme de lecture passe sous le contrôle de l’utilisateur, qui fait défiler les cases les unes après les autres (scrolling)
- Le sens de lecture est modifié, il devient vertical (scrolling vertical)
- Du fait du passage à la lecture case par case, le créateur peut là aussi jouer sur l’effet de surprise : le lecteur ne peut apercevoir ce que contient la case suivante et encore moins la case d’après
- Le phénomène de scrolling, permet cependant à l’auteur de créer des effets en jouant sur la composition de la bande. Sans vouloir singer l’animation numérique, le webtoon permet des effets de décomposition de mouvements. Le webtoon offre la possibilité à l’auteur de concevoir une séquence de cases qui, parce qu’elles s’enchaînent rapidement, représentent une forme de continuité, une fresque à l’intérieur du récit
- La complexité numérique est moindre. Là où le turbomédia se conçoit au cas par cas et peut nécessiter des compétences en multimédia (comme pour un jeu vidéo), le webtoon est un format standardisé, sans son ni animation. La technicité du webtoon n’est pas autant un obstacle créatif. À condition, toutefois, de proposer aux créateurs une interface de conception dédiée au webtoon
- Le webtoon est, comme le manga, un format sériel qui peut être long. Certaines séries s’étirent sur 200 épisodes. Le webtoon joue sur la motivation et l’engagement du lecteur
Vous voulez en savoir plus sur le Webtoon & Delitoon, cliquez ici
Ou sur la plateforme concurrente : Webtoon Factory : cliquez ici
3) La Bande défilée
Une variante du scrolling vertical (le webtoon) est le scrolling horizontal. Cette fois, le sens de lecture occidental est conservé. Ce format assez minoritaire, a récemment fait beaucoup parler de lui lors de la diffusion de Phallaina, un projet de « Bande Défilée » financée par FranceTV. Il s’agit d’un projet conceptuel et singulier, mais il a rencontré un vif succès et a relancé l’intérêt pour le scrolling horizontal.
En plus du scrolling horizontal, Phallaina intègre une bande sonore et des effets de parallaxe (qui donnent l’illusion d’animations, par la superposition d’un premier et d’un second plan qui se décalent parfois).
Les effets d’animations mis à part (Phallaina a coûté la bagatelle de 200.000 euros environ, ce qui rend ce projet guère reproductible), la « Bande Défilée » reprend à son compte certaines caractéristiques du webtoon, qu’elle transpose sur une trame horizontale
Soulignons enfin que la narration dans Phallaina joue beaucoup sur la transition d’un écran à l’autre. On ne peut pas vraiment parler de case ici . C’est ce que je vous disais sur la possibilité de concevoir des fresques avec le webtoon et d’offrir une autre expérience du flow et du rythme de lecture à l’utilisateur
Vous voulez en savoir plus sur Phallaina, cliquez ici
4) Le Diaporama
Pour finir, je voudrais parler de formats numériques qui repensent la BD comme une narration case à case.
Le premier exemple, exemple singulier mais fondateur, est Les Autres gens de Thomas Cadène. Retenons qu’elle proposait à l’utilisateur une lecture case à case. À lui de cliquer sur la flèche pour accéder à l’écran suivant (la case d’après). Les Autres gens ont nécessité la conception d’un moteur de lecture pour afficher une interface de lecture web, qui s’adapte à l’écran du lecteur. Les Autres gens se sont arrêtés en 2012 et n’a pas créé d’émules.
En revanche, elle a servi de « proof of concept » et de terrain de jeu pour son créateur : Thomas Cadène. En 2017, puis en 2018, c’est à lui et Joseph Saffiedine (ancien co-scénariste de LAG, Les Autres gens) qu’Arte et Camille Duvelleroy vont confier l’écriture d’un nouveau projet de BD digitale en case à case : Été. Été s’inscrit bien dans la continuité de LAG, tant dans le format de lecture que dans le genre : une « bédénovela » moderne, qui fait la part belle à la chronique de mœurs et à la romance.
Ce qui est le plus intéressant dans cette nouvelle bédénovela, est qu’elle s’appuie sur une interface ouverte, accessible au grand public : Instagram. Il n’y a donc pas de moteur de lecture à créer, c’est l’application Instagram avec son format « stories » qui s’en charge. La contrainte pour les auteurs est d’intégrer les capacités de cette nouvelle fonctionnalité de l’appli sociale. À savoir :
- Un nombre fixe de 10 pages : 1 page de couverture, qui introduit une story BD de 9 cases
- La case est de la taille de l’écran du portable (Été est pensé spécifiquement pour les smartphones, l’appareil le plus utilisé par les clients d’Instagram)
- La possibilité d’ajouter (si on a les compétences ou les moyens financiers de le sous-traiter, bien entendu) du son et des effets d’animation simples
- Une diffusion gratuite, ce qui veut dire financement en amont, en aval ou en parallèle
J’insiste sur le fait qu’Été est un projet nouveau média, la version numérique est gratuite. Pour la simple et bonne raison qu’Été est coproduit par Arte (comme Phallaina l’a été par FranceTV). Ce qui n’était pas le cas de LAG, financée par un abonnement souscrit par les internautes.
Cela n’empêche pas Arte de signer un partenariat avec Delcourt pour la commercialisation d’une version papier (je doute toutefois que les revenus générés par l’adaptation papier d’Été couvre les frais engagés sur le projet). Arte doit y trouver son compte, Été a été renouvelé pour une 3e saison, et la série a même eu droit à une version courte durant les vacances de noël. Enfin, Arte a annoncé co-produire un autre projet de BD-Instagram, une adaptation de l’opéra La Traviata : Instatraviata.
Quoi qu’il en soit, l’exemple d’Été, comme celui de Phallaina, peut encourager d’autres créateurs ou éditeurs à investir un réseau social, une plateforme sociale ou une interface ouverte et gratuite pour proposer une BD nativement digitale. Reste bien entendu la question de la monétisation : elle passera a priori par un financement extérieur : crowdfunding, adaptation papier, don/soutien volontaire type Tipee…
bravo pour cet article qui m’a ouvert les yeux sur l’avenir de la bande dessinée
je termine actuellement une bande dessinée qui comportera environ 120 pages et que je compte diviser en trois tomes. je n’ai cédé a personne encore les droits et je suis ouvert a toute idée dont je pourrai être le producteur si on m’offrait une solution concrète