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Narration : intention et cohérence organique

Pourquoi la narration ?

L’extrait de mon manuel Design Narratif que je souhaite vous partager cette semaine insiste sur une dimension élémentaire et fondatrice de la narration, en tant qu’outil de communication.

La narration, qu’elle soit orale, écrite, audiovisuelle, linéaire ou interactive, a un but (visible ou discret) : transmettre un message, une expérience. Voyons ça plus en détail…

La Narration sert une intention

La narration est un art qui remonte à l’apparition du langage. Elle a d’abord été orale avant d’être écrite. Pensez aux fables, aux récits des bardes et troubadours. D’abord transmis d’orateur en orateur, les récits ont par la suite été fixés par écrit.
Nous aimons qu’on nous raconte des histoires. Même si on sait qu’elles ne sont que des mythes, des fables, des légendes ou de simples anecdotes, elles ont un pouvoir évocateur tellement fort, qu’il est facile pour chacun d’entre nous de se laisser porter par elles.
C’est le pouvoir de la narration. Elle nous emporte dans un monde fictif mais riche d’enseignement. La narration est l’art de communiquer : une information, un message, un savoir.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, comme l’a très bien explicité C. Salmon (Storytelling, la machine à fabriquer des histoires) le storytelling, en tant que technique de communication, a envahi de nouveaux champs sociaux : le marketing, la politique, la propagande militaire.

C’est pour cette même raison que la narration est présente dans la sphère ludique. Quand des enfants jouent au docteur, ils se projettent dans des rôles, ils se racontent une histoire, une histoire sociale, celle de la place du guérisseur dans la société.
Mais pour expliquer ce phénomène, encore faut-il comprendre comment la narration agit sur l’humain.
Véhiculer des émotions

La narration est un peu comme un cheval de Troie. Elle est un véhicule, un appât qui amène le public là où le narrateur veut le conduire. Et ce point d’arrivée n’est autre que l’intention, la leçon ou le thème que l’auteur veut enseigner à son public. Ce qui relève de l’expérience, comme définie dans le chapitre précédent.

Si le narrateur commençait tout de suite par exprimer son message à son public, il est fort probable que ce dernier ne passerait pas. Le public le percevrait comme trop direct, trop abstrait, suspect (nous voulons être maîtres de nos opinions).

La narration permet, comme dans une expérience d’hypnose, de communiquer de manière plus subtile et moins frontale. Au fur et à mesure de l’expérience, elle imprègne l’utilisateur, qui, concentré sur l’action, s’ouvre de plus en plus à la réception mentale. Le narrateur doit pour cela triompher des barrières de la conscience humaine en se servant de la disposition de tout à chacun à l’empathie.

Nous sommes, nous humains, des êtres sociaux. Nous nous définissons avant tout par rapport aux autres et à la société. C’est ainsi que le processus d’identification, fonctionne. Les enfants imitent les adultes afin d’acquérir des compétences (marcher, écrire, parler). L’identification (la catharsis d’Aristote) permet au spectateur de vivre, par procuration, ce que vivent les personnages de l’histoire qu’on lui montre à voir.

Tout drame raconte comment une personne ou un groupe de personnes parvient, après de nombreuses péripéties, à atteindre son but. Je rappelle le schéma de la boucle dramatique :

PROTAGONISTE + OBJECTIF + OBSTACLE = CONFLIT = ÉMOTION

Je vais surtout revenir sur les deux derniers items de l’équation : Conflit et Émotion.

Conflit
Le conflit est au cœur de la vie. Le drame imite la vie, car il raconte la vie, tout du moins un aspect de cette dernière : la vie n’est pas un « long fleuve tranquille », mais un cours d’eau sinueux jalonné d’obstacles.
Le conflit est également un facteur d’intérêt pour le spectateur. Le public s’attache à un personnage parce qu’il lutte (agon), qu’il endure ou souffre (pathos) pour atteindre son but.
On retient de Sisyphe son terrible calvaire : il roule son rocher sans fin, puisqu’il retombe toujours de l’autre côté.

Émotion
Le conflit sert à véhiculer l’émotion. Par l’identification au personnage qui vit un conflit, le public, ressent pour partie les émotions qui lui sont associées (peur, regret, culpabilité,…).
Par exemple, le film Le Choix de Sophie. Internée dans un camp d’extermination, Sophie se voit offrir l’opportunité de libérer l’un de ses deux enfants. Ce que ne précise pas l’officier SS, c’est qu’en choisissant son fils ou sa fille, elle condamne l’autre à une mort certaine. C’est une illustration brillante d’un dilemme moral : Sophie ne peut envisager une solution heureuse, juste des options plus ou moins terribles. Sophie doit sacrifier l’un des siens et vivre avec ce poids moral. Elle souffre et nous avec.

La Narration est un processus organique

John Truby (dans Anatomy of Story) en a fait le programme de son livre et de sa théorie. L’histoire est un corps vivant. Et il a tout à fait raison. Ce que veut dire Truby est que l’histoire est un système complexe, composé de différentes parties, liées les unes aux autres. Et c’est cette relation d’interdépendance et d’interaction, qui met en marche la narration.

La place de chaque élément de l’histoire tient compte de celle des autres. Ce qui crée l’interdépendance. Chaque élément réagit, en fonction des actions des autres éléments auxquels il est lié. C’est le principe d’interaction. L’histoire n’est pas une information définie pour toujours. L’histoire est un processus que l’on nous déroule, nous dévoile. Une histoire se nourrit de différentes couches narratives.

Narration (l’histoire racontée) = univers + personnages + séquencier + dialogues => axe thématique

  • 1) l’univers
    L’histoire se déroule dans un contexte spatial et temporel, que les auteurs ont pour mission de nous présenter. Ce cadre définit les contours de l’action et ses règles.
  • 2) les personnages
    Ils participent à l’action. Le héros ou le protagoniste étant celui qui a le plus d’impact sur l’histoire. Ils sont lisibles, constants, cohérents les uns par rapport aux autres et à l’univers.
  • 3) le séquencier
    Il déroule les scènes dans un ordre précis, qui est celui qui nous permet de bien comprendre le déroulé de l’histoire et des personnages (évolution, rebondissements).
  • 4) les dialogues
    Les dialogues reflètent la personnalité des acteurs de l’histoire. Ils illustrent également les évolutions de ceux-ci au cours de l’intrigue.
  • 5) l’axe thématique
    L’histoire, par sa narration, nous fait vivre par procuration, une expérience émotionnelle qui nous fait réfléchir sur le thème choisi par l’auteur. Il est le produit de l’ensemble des éléments de la narration (univers, personnages, séquencier, dialogues).
    N.B. Je développerai plus loin l’univers, les personnages et le séquencier qui méritent à eux seuls un chapitre. Voyons maintenant l’axe thématique.

L’Axe thématique

L’axe thématique, pitch thématique, ligne thématique (ou argument moral), il désigne l’intention de l’auteur. L’auteur a la volonté de nous raconter une histoire de telle ou telle manière, l’envie de nous faire partager sa réflexion, son opinion sur tel ou tel thème.
La narration s’oppose à la cacophonie et au désordre du monde. Elle a pour objet de donner du sens à un moment de vie : l’histoire dont il est question. Donner du sens, c’est expliquer pourquoi il se passe tel événement de telle manière, du moins proposer une explication acceptable. Acceptable ne veut pas dire légitime, mais compréhensible sur un plan humain.

Cette intention, cet axe thématique, est au cœur de la narration, car il lui donne sa direction. Vers où l’histoire tend ? Quel message de l’auteur diffuse-t-elle ? Nous avons vu précédemment que le véhicule qu’utilise la narration pour transmettre une information est l’émotion. Cette émotion est diffusée au public à travers les personnages qui vivent des conflits : se heurtent à des difficultés, des périls.

Nous voyons donc plus clairement comment l’ensemble de la narration s’articule autour du thème. C’est pour cette raison que je parle d’axe thématique, car il est au centre du schéma organique, dès l’ouverture de l’histoire.

Il la traverse et lui donne son orientation, sa direction. Chaque élément reprend ou illustre à sa façon le thème : univers, personnages, séquencier (actions), dialogues. L’axe thématique est plus que la somme de ces parties qui le composent : il est une authentique plus-value à l’histoire. Il donne à la narration une couleur unique, un message puissant et mémorable.

Dans le film et/ou la pièce de théâtre 12 Hommes en colère, l’obstination d’un seul membre du jury parvient à faire acquitter un innocent que tout accusait. Le message est ici clair. Il ne faut pas hésiter à défendre ses convictions devant ses pairs, même si l’on est seul à y croire.

 

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Ronan Le Breton

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