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Les 4 segments d’ADN d’une série BD

de Felipe/ Oscaraibar, ADN

Qu’est-ce que l’ADN d’une série ?

L’image de l’ADN me paraît le terme judicieux pour définir ce qu’est fondamentalement une série. Je rappelle qu’en biologie, l’ADN est la protéine qui renferme l’ensemble des informations biologiques nécessaires à la production d’une cellule vivante. Par analogie, l’ADN d’une série BD est donc l’ensemble des caractéristiques fondamentales d’une narration. Pour le médium BD, elle se déploie en 4 parties :

  • Décor : Storyworld
  • Personnages : Protagoniste, Objectif, Antagoniste
  • Dispositif : Trigger, Modus operandi, Pay-off
  • Univers visuel : représentation graphique

1) Décor

Le Décor nous renseigne sur le théâtre de l’action. L’univers et bien entendu l’arène. Il répond à la question : « Où » et « Quand » l’action se déroule-t-elle ?

Nous avons déjà vu la différence entre univers narratif et arène, je ne vais pas trop m’étendre dessus. Précisons juste que dans le cadre d’une série, l’arène englobe les lieux récurrents qui deviennent des sites emblématiques. Par exemple le village des Schtroumpfs (sorte de jardin garni de champignons de toutes les couleurs, qui sont en réalité les maisons des petits hommes bleus), la tanière du méchant Gargamel et le château où vivent Johan et Pirlouit (Les Schtroumpfs sont apparus pour la première fois dans une autre série : Johan & Pirlouit).

Un bon univers de série est un univers :

  • Riche : il contient suffisamment d’éléments ou d’ingrédients pour donner naissance à de nombreuses histoires dans l’état présent
  • Extensible : il est assez souple, il laisse des zones d’ombres que les auteurs peuvent décider (ou non) d’exploiter. Les autres segments de la chronologie : passé ou futur, personnages secondaires, ou les autres zones du monde peu ou pas encore exploitées.

2) Les Personnages

Les personnages représentent les acteurs principaux de cette histoire. Ceux qui ont un véritable impact sur la progression de cette histoire. Ils répondent à la question : « Qui«  agit dans l’histoire? Et « Pourquoi » ils agissent ainsi (quelles sont leur motivation) ?

  • Le Protagoniste

Le protagoniste est le héros de l’histoire, le moteur de l’action. Indispensable à la narration, il va déployer des trésors d’imagination et d’inventivité pour pouvoir arriver à ses fins. Ce que le public souhaite, car le héros est tout autant le personnage de l’histoire que celui du public.

Le héros est le point d’entrée dans la narration et l’expérience. Le héros sert de vecteur, de catalyseur d’attentes, d’émotion et de mémorisation. Le héros est le personnage d’identification. Ils peuvent être multiples, ce qui permet la variation autour d’un même thème. X-Men parle du thème de la différence, de l’exclusion et de la destruction et le montre à travers le point de vue, non pas d’un super héros, mais d’une équipe de super héros. Et chaque mutant a sa solution ou sa réponse pour affronter ce problème. Professeur Xavier cherche le compromis avec les humains, Wolverine est plus radical et prêt à se salir les mains pour défendre leur cause, Jean/Phénix choisit de se suicider car elle sent qu’elle perd le contrôle de ses pouvoirs et devient une menace pour le monde et l’univers…

  • Objectif(s)

J’ajoute un (s) à objectif, car dans une série, l’objectif du héros est souvent multiple. La narration sérielle étant une structure à deux étages. Deux étages indépendants, mais néanmoins liés (de par leur caractéristiques et leur direction).

Une méta-intrigue qui traverse toute la série : Fox Mulder veut retrouver sa sœur enlevée par des extraterrestres (X-Files). Une intrigue locale, propre à l’épisode, qui sera résolue à l’intérieur de celui-ci. Fox Mulder et Dana Scully enquêtent sur le don maléfique d’un guérisseur, qui semble condamner à mort tous les gens qu’il touche (L’Église des miracles, saison 1).

On constate bien que les deux enjeux s’imbriquent. Dans les deux cas, Mulder enquête sur des phénomènes paranormaux. Il sait que « la vérité est ailleurs » et que certains (membres du gouvernement) font tout pour que cela ne s’ébruite…

L’enjeu ici est de trouver le juste équilibre entre achèvement et relance. Le héros réussit sa mission, mais pour autant sa quête n’est pas finie. La série donne rendez-vous au public pour la suite des événements. Elle sollicite son réengagement dans la série.

  • Antagoniste

S’il n’y a pas de protagoniste, il n’y a pas d’objectif, il n’y pas d’action. Toutefois, pour que l’action intéresse le public, elle doit être risquée, difficile. Il n’y a pas de drame sans obstacle, ni conflit. L’antagoniste incarne toutes ces forces qui vont comploter, converger et s’opposer à l’action du héros.

Dans la série Albator/Harlock, le corsaire de l’espace a besoin d’adversaires, sinon il vivrait heureux dans sa planète oasis et il ne se passerait rien d’intéressant. Son auteur : Leiji Matsumoto lui crée donc une première armée d’ennemis : les Humanoïdes qui ont asservis les Terriens. Puis, Mastumoto invente une nouvelle menace avec les Sylvidres (des extraterrestres mi-humaines, mi-plantes), qui s’attaquent à nouveau à l’humanité.

3) Dispositif

Le dispositif se décline en 3 temps, comme dans la structure dramatique classique.

  • Trigger

Le déclencheur correspond à l’acte premier d’une structure narrative classique. Plus précisément, il est l’incident perturbateur, qui va sortir le héros de sa zone de confort, l’obliger à agir.

N’oublions pas que le déclencheur initial, qui a lancé le protagoniste dans la série peut être situé bien en amont. Si je reprends l’exemple des X-Files, Fox Mulder croit aux extraterrestres (qui auraient enlevé sa sœur), c’est ce qui le pousse à vouloir résoudre les cas classés sans suite (les fameux X-Files). En parallèle, chaque épisode de la série nous propose également une situation et une intrigue spécifiques (le cas classé sans suite).

Le déclencheur est l’événement qui définit l’objectif de l’épisode présent. C’est pour cela qu’il est forcément présent dans le récit.

  • Modus operandi

Le mode opératoire s’insère au cœur de l’action du protagoniste. Il se déploie tout au long de l’acte second.

Maintenant que le héros a un objectif, une mission, une quête dans cet épisode… Il va devoir la mener à bien. Il va mettre au point une stratégie, un plan d’action et mobiliser des ressources pour atteindre son objectif. Celui de l’épisode.

Non seulement une série doit trouver la bonne articulation entre objectif local et objectif général, mais elle doit mettre en place la dualité : répétition/variation (rassurer tout en surprenant le public). La narration de chaque épisode doit être assez familière pour rassurer et séduire, tout en étant suffisamment original pour ne pas lasser. Le modus operandi est essentiel à la longévité d’une série. Il doit être riche et original, car c’est lui qui permettra de décliner la série sur un nombre conséquent d’épisodes.

En outre, il participe de la définition de l’identité de la série. Il sert d’élément fédérateur qui permettra à la communauté de se retrouver, de se fédérer autour de la série (forums, site, wikia). Et la communauté aidera à promouvoir la série sur les réseaux sociaux (sur le web et dans le monde réel).

Quelque soit l’épisode (de Conan Doyle ou d’un continuateur), Sherlock Holmes utilisera toujours formidable esprit de déduction pour résoudre le problème (en l’occurrence, une enquête criminelle). Solution qu’il finira par trouver car « lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité ».

  • Pay-off

Le pay-off correspond à la résolution, à la conclusion de l’action du protagoniste. Non pas dans la série, mais dans le tome que l’on lit.

Situé à la fin du récit, le pay-off permet de boucler l’épisode et de récompenser le lecteur pour son engagement. Même si l’épisode ne résout pas tout, il se termine sur une fin intermédiaire qui satisfait pour partie les attentes du public. J’ai déjà parlé de ce juste équilibre entre achèvement et ouverture. La fin de l’épisode, dans le cas d’une série feuilleton, doit être une résolution acceptable, mais qui forcément partielle : elle laisse la porte ouverte pour la suite.

C’est un art délicat. Il faut parvenir à clore l’épisode tout en suscitant un suspense, un effet de rendez-vous, qui tease le public, lui donne envie de ne pas lâcher la série. C’est par exemple le rôle du cliff : une fin qui ne résout pas tout.

Dans X-Files, les preuves que Mulder et Scully amassent à chaque épisode sont finalement inutilisables, disparaissent ou sont détruites. À part nos deux agents spéciaux, personne ne croit à leur version des faits. À chaque fin d’épisode, tout reste encore à faire. En outre, Mulder n’a toujours pas retrouvé sa sœur. Dans la série Batman, le justicier de Gotham City a beau parvenir à arrêter le Joker, son pire ennemi, ce dernier finit toujours par s’évader ou bénéficie d’une remise de peine…

4) Univers visuel

Dans un manuel d’écriture BD, même si mon propos se focalise sur l’écriture, je ne peux faire l’impasse sur l’aspect graphique : le dessin et la couleur. Je l’ai dit dans le chapitre 6, la narration BD est un tout. Elle s’appuie sur le texte et sur l’image.

Vous aurez remarqué quand même que le visuel est présent forcément dans la représentation du Décor : storyworld et arène. Il l’est également dans la représentation visuelle des Personnages. Les acteurs de l’histoire, décrits par le scénariste, sont ensuite « castés » par le dessinateur et habillés par le coloriste. Un univers de série est un univers littéraire et graphique. Les deux travaillant ensemble pour créer le ton, l’ambiance, la forme idéale.

Ceci étant dit, l’univers visuel d’une série, c’est également le choix du style graphique.

  • Un rendu exclusivement (ou presque) noir et blanc (Sin City, Corto Maltese)
  • Des couleurs classiques en à plat (Lucky Luke, Donjon, Blake et Mortimer)
  • Une mise en couleur plus moderne qui exploite les possibilités des logiciels de création graphique comme Photoshop, pour obtenir un rendu plus futuriste. C’est le cas de la série Husk, qui raconte l’histoire de pilotes d’exosquelettes biomécaniques. Les lumières sont froides et les formes des objets industrialisés, ce qui correspond à l’univers narratif, ultra technologique
  • Un trait sobre en ligne claire (Les Aventures de Tintin, Alix, Little Nemo, les albums de Moebius), parce que les créateurs privilégient la lisibilité à la prouesse artistique
  • Un encrage riche comme les gravures de Gustave Doré (Cromwell Stone d’Andréas) qui fait le choix inverse : des pages extrêmement fouillées et riche de détails
  • Un dessin réaliste comme celui d’André Juillard (Les Sept vies de l’épervier) ou celui de Jean-Pierre Gibrat (Mattéo, Le Vol du corbeau, Le Sursis…) qui se passionne désormais dans la représentation émouvante de destins individuels de la première moitié du XXe siècle
  • Un trait rond et caricatural (Iznogoud, Le Chat) pour raconter des histoires amusantes à un public familial
  • Un style volontairement enfantin mais qui réinvente le « gros-nez » franco-belge et fait un carton auprès du jeune public (Titeuf)…

Tous ces choix, ces possibilités permettent de donner une forme, un ton, un style unique et indentifiable à une série BD. Tout dépend de la cible principale, du ton et de l’ambiance que les auteurs veulent conférer à leur narration.

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Ronan Le Breton

Ronan Le Breton Story Designer Story Teller Narrative Designer Auteur de mauvais genres

2 commentaires

  1. On accepte aisément que l’incident perturbateur soit un « coup de pas de bol », un coup du destin ou un concours de circonstances indépendants de la volonté du perso principal. En revanche, il est intéressant de voir ensuite comment il va réagir pour s’en sortir. On n’acceptera pas qu’il soit aider par un coup de pouce du destin ou autre. Il ne doit compter que sur ses capacités. Si le « destin » ou un « événement indépendant de sa volonté » le tiraient d’affaire comme par magie, on n’aurait du mal à suivre ce personnage qui manquerait de caractère. Evidemment, c’est d’autant plus vrai pour un récit d’aventures, ensuite il faut nuancer en fonction du type d’histoire, le sujet abordé, les messages qu’on souhaite faire passer etc.

    • Oui. C’est lié à mon sens au principe de suspension consentie d’incrédulité.
      Au début de la narration, qu’elle qu’elle soit, on est prêt à accepter à peu près tout.
      On a commencé à se plonger dans un récit, on fait confiance aux auteurs, sinon on n’entrera jamais dans l’histoire.
      Mais, une fois passé ce moment d’enthousiasme et d’espérance (dans une aventure merveilleuse, émouvante, angoissante, intense…), notre esprit critique revient peu à peu au premier plan. Et gare aux incohérences, aux changements brutaux et injustifiés des règles du jeu!!

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