0

La narration BD : un processus en 6 étapes

La Narration BD de Will Eisner

L’histoire est un corps vivant. John Truby (Anatomy of Story) en a fait le programme de son livre et de sa théorie. Et il a tout à fait raison. Ce que veut dire Truby est que l’histoire est un système complexe, composé de différentes parties, liées les unes aux autres. Et c’est cette relation d’interdépendance et d’interaction, qui met en marche la narration. La vision de la narration organique que développe Truby dans son livre s’applique à la scénarisation audiovisuelle. Je vous propose ici de voir ce que le modèle de Truby donne lorsque l’on applique à la conception BD, à savoir :

  • Le Scénario (l’articulation de l’intrigue)
  • Les Dialogues (les textes lus par le lecteur)
  • Les Dessins
  • La Mise en page
  • La Mise en couleur

La Narration BD, un processus organique

La place de chaque élément de l’histoire tient compte de celle des autres. Ce qui crée l’interdépendance. Chaque élément réagit, en fonction des actions des autres éléments auxquels il est lié. C’est le principe d’interaction.

L’histoire n’est pas une information définie pour toujours. L’histoire est un processus que l’on nous déroule, nous dévoile. Une histoire se nourrit de différentes couches narratives. Une narration BD est une expérience plus riche que la simple somme de ses parties : intrigue, dessin, texte, mise en page, couleur.

1) L’Intrigue

L’intrigue est la partie du scénario qui déroule la structure dramatique. En ce qui concerne la BD, je veux faire la distinction entre le découpage et les textes qui se retrouvent dans l’album. Le découpage technique (c’est-à-dire : le déploiement du récit à l’intérieur des pages et des cases) est d’abord induit par l’écriture du scénario. Il est ensuite discuté et aménagé par le dessinateur, qui se le réappropie dans sa mise en page.

En résumé, l’intrigue est la manière dont sont racontés les événements au lecteur. Dans quel ordre ? De quelle manière ? À quel rythme ?

J’ai choisi de raconter Hamlet 1977 de manière directe, au temps présent : le lecteur est un témoin invisible de la tragédie shakespearienne qui se répète dans le Chicago des années 70. À l’inverse, dans ma série Arawn, c’est le protagoniste, narrateur omniprésent et subjectif, qui revient sur son passé et nous raconte son malheur, la tragédie de sa vie.

2) Les Textes

On trouve principalement trois types de textes dans une BD : dialogues, récitatifs et onomatopées.

  • Les récitatifs ont surtout pour vocation de faciliter la lecture et les enchaînements. Ils sont écrits de manière neutre et factuelle : ils ne sont pas le produit d’un narrateur identifié qui a un parti pris. Exceptionnellement, ils sont l’expression de l’auteur et reflètent alors le ton du récit : tragédie, comédie, satire, drame… Si les récitatifs dans Blake & Mortimer ont surtout une fonction informative, les textes off dans Astérix distillent au contraire une tournure plus espiègle. Cela correspond autant aux personnalités de leurs auteurs (Goscinny était d’un naturel rieur et bon vivant tandis que Jacobs était un auteur plus « sérieux ») qu’au ton de leurs séries : Blake & Mortimer invite à l’aventure et le mystère, genre qui s’accorde moins bien avec l’ironie. Astérix est une série familiale qui se veut légère et comique.
  • Les dialogues ne sont pas les propos de l’auteur. Les dialogues sont l’expression de la personnalité des personnages. Chaque acteur du récit doit avoir sa voix qui, même si on ne l’entend pas (la BD n’est pas un médium audiovisuel), doit lui être propre. Le capitaine Haddock, les Dupond et Dupont et Tintin ont tous les 3 une manière différente de parler. Alors que Tintin parle »normalement », Les Dupond & Dupont se copient et se répètent comme des jumeaux, et Haddock jure comme un « marin d’eau douce » !
  • Quant aux onomatopées, elles se fondent dans les cases et ont une fonction visuelle et sonore encore plus marquée : une déflagration, un corps qui chute, le vent qui souffle, un coup de feu qui claque : : PAN… BADABOUM… DRIIIIING…

3) Les Dessins

La Bande Dessinée est avant tout un medium visuel. Le premier contact que le lecteur a avec le récit est par l’image, et non par le texte.

La mise en image est une étape cruciale pour la réussite d’une narration. Pour autant, de beaux dessins ne suffisent pas. La BD ne doit pas être confondue avec la peinture ou l’illustration. La BD raconte un récit. C’est l’enchaînement des cases constituée d’images et de textes qui font le travail. Texte et dessin travaillent ensemble.

Aujourd’hui, le public est éduqué en matière de narration visuelle. Il a moins besoin de support textuel pour comprendre la situation. À l’époque où Edgard P. Jacobs crée Blake & Mortimer, le lectorat n’est pas encore coutumier de ce nouveau medium : la BD. Jacobs se sent donc obligé d’insister (parfois lourdement) sur ce que le dessin montre (sans le dire). La narration des Blake & Mortimer est célèbre pour ce maniérisme qui fait la part belle à la redondance d’information. L’auteur répète par le texte ce qu’il nous signifie déjà visuellement. Par exemple, nous voyons les personnages monter dans un taxi, il n’est plus nécessaire, comme le pensait Jacobs, d’ajouter un récitatif qui nous répète que les héros montent dans un taxi : l’image, l’action, se suffit à elle seule pour transmettre cette information. 

4) La Mise en page

La mise en page est la manière dont les cases sont articulées les unes par rapport aux autres à l’intérieur de la page. C’est une spécificité de la Bande Dessinée. Cela remplit une double fonction :

  1. Créer de la respiration entre les scènes et les séquences d’action (les cases)
  2. Rythmer le récit en ordonnant les scènes et séquences d’actions, les unes par rapport aux autres

Ce que je veux dire est que la mise en page sert à :

  1. Faciliter la lecture par le public en ne surchargeant pas trop la page d’informations (dessin trop riche et/ou trop fouillis, texte dense et/ou difficilement lisible)
  2. Donner l’illusion du temps qui passe à l’intérieur de chaque case et entre chaque case

Dit autrement, la mise en page est la transposition visuelle du découpage du scénario dans l’album. C’est un travail délicat qui permet de trouver l’équilibre entre l’esthétique (la beauté des images) et l’expérience de lecture (ce que le lecteur comprend de la succession des cases et des pages).

5) La Couleur

Dans une bande dessinée, la représentation visuelle ne doit rien au hasard, le trait comme la couleur relèvent de choix artistiques. La couleur est autant le reflet de la sensibilité des auteurs que de la nature du récit. Le dessin et la couleur véhiculent des sensations, des émotions, ils racontent des choses.

Le travail minimalisme et méticuleux de F. Miller dans Sin City où tout n’est que noir et blanc hyper contrasté, réhaussé de quelques couleurs très signifiantes (elles se détachent de l’ensemble monochromatique : le rouge à lèvres de Gloria, le sang sur la peau de Marv) est un exemple remarquable.

La série Servitudequi met en scène un récit médiéval fantastique plutôt que fantasy, opte pour une teinte sépia. Ce qui donne à la fois un aspect ancien (parchemin), quasiment historique (médiéval), presque réaliste. Se démarquant volontairement d’univers imaginaires, colorés et chatoyants tels que ceux de World of Warcraft, Noob, Lanfeust de Troy… Décision qui correspond parfaitement à la volonté des auteurs : proposer un récit merveilleux qui s’ancre davantage dans le réalisme historique.

La mise en couleur en à-plat des pages de L’Incal par Moebius correspond au propos, à l’ambiance, à la thématique de la série. Le scénario de Jodorowsky est une ode punk et post-moderne à l’éveil individuel spirituel. Jodorowsky est un grand mystique, passionné d’astrologie, de cabale et de cartomancie. L’Incal est clairement un récit initiatique, un éveil à la conscience cosmique. À l’image de la parabole bouddhique : l’esprit s’éveille dans l’obscurité et la misère (comme la fleur de lotus immaculé pousse dans un fond vaseux pour accéder à la lumière étincelante). Le protagoniste : John Difool, détective privé de classe « R », de nature médiocre et égoïste, va se révéler le satori. Pour ceux qui n’ont pas lu L’Incal, le ton est dur, cynique, décalé, bourré d’humour noir, à la limite de l’absurde. Elle se démarque naturellement de la série Valérian, agent spatio-temporel, qui propose une vision plus »sérieuse » et académique de la science-fiction. Si je voulais faire une comparaison, je dirais que Valerian est l’héritier naturel de 2001, l’Odyssée de l’Espace et de Star Trek. Quand, L’Incal est un cousin de Mad MaxJudge Dredd et Robocop.

6) Synergie

Vous l’avez compris maintenant, un bon récit de BD, ce n’est pas seulement un bon scénario, ni simplement de très bons textes, ou seulement de magnifiques dessins. Une narration BD est un tout. C’est l’ensemble de ses éléments qui font son succès :

Le Récit BD = Intrigue + Textes + Dessins + Mise en page + Couleur

Et c’est parce que cette narration BD est cohérente, unie, organique, enrichie par les différents éléments qui la compose, qu’elle peut générer de l’émotion, véhiculer un message, illustrer un thème.

Les Bandes Dessinées de Philipe Druillet sont l’expression de son auteur et son époque : la culture rock, le psychédélisme, l’essor du récit adulte dans la BD, la démesure du space opera… Sa version de Salammbô de Gustave Flaubert en est une vivante illustration. Elle est une œuvre complète, celle d’un auteur (dans ce cas de figure, un auteur complet : scénariste, dessinateur, coloriste). Les pages et les cases éclatées de Salammbô  fourmillent de détail. La BD fait la part belle aux scènes de bataille. Le décor antique est transposé dans l’espace. Les couleurs sont violentes et saturées. Avant l’invention de Photoshop, l’artiste insère des portraits (photographiques) qu’il repeint. Enfin, Druillet caste son personnage fétiche : Lone Sloane à qui il fait jouer le rôle de Mathô, le chef des insurgés dans la version originale de Flaubert. Si Druillet reprend parfois des extraits du roman de Flaubert, c’est pour mieux se les réapproprier afin de les peindre au plus juste. Druillet avoue avoir été happé par le souffle et l’imagerie romantique et baroque de ce roman atypique de l’auteur de Madame Bovary.

Share

Ronan Le Breton

Ronan Le Breton Story Designer Story Teller Narrative Designer Auteur de mauvais genres

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.